Pour ses opérations d’approvisionnement de matières premières, la Société béninoise de peintures et de colorants (SOBEPEC) a usé, pendant plusieurs années, de pratiques de majoration des coûts d’importation aux fins d’éviter l’impôt et de contourner les taxes intérieures.
Au Bénin, « West Africa Leaks » ; le plus grand projet d’investigation collaborative en Afrique de l’ouest regroupant 15 journalistes de 11 pays dont le Bénin sur les Panamas papers, Paradises papers et Swiss leaks ; n’a pas fini de livrer tous ses secrets. Dans le cadre de ce projet, notre première enquête sur les évasions fiscales au Bénin avait révélé qu’une entreprise du Groupe Tchifteyan, l’hyper marché « Erevan Bénin », a utilisé pendant plusieurs années un compte offshore pour encaisser plusieurs dizaines de milliards de francs cfa de commissions issues d’un système de triple facturation de ses importations. La présente enquête révèle les pratiques douteuses d’une autre entreprise du même Groupe : la SOBEPEC.
Fondé dans les années 1950 par Marcel Tchifteyan, actuel consul honoraire de la République d’Arménie près le Bénin, le Groupe Tchifteyan est composé de quatre sociétés : Matériaux Bénin créée en 1952, la SOBEPEC SA créée en 1972, le complexe hôtelier Casa del Papa créé en 2001 et l’hyper marché Erevan Bénin créé en 2009. Basée dans la zone industrielle de Cotonou (Akpakpa Pk3), la SOBEPEC est l’une des premières et plus grandes usines de fabrication de peintures, de colorants de vernis et autres produits de revêtement au Bénin. Leader de la peinture et ses dérivées dans le pays et dans la sous-région ouest africaine où il détient des parts de marché non négligeables, elle est l’une des plus gros importatrices de produits chimiques du pays.
D’un capital de 700 millions de francs cfa, la SOBEPEC a distribué plusieurs marques de peintures telles que LEFRANC, ASTRAL rachetée plus tard par Akzo Nobel, PPG perdue au détriment de la marque INTERNATIONAL. Avec une capacité de production moyenne estimée à 150 tonnes par mois, soit environ 1.800 tonnes par an, pour un chiffre d’affaire annuel envoisinant 3 milliards de francs cfa, hors taxe, la SOBEPEC, fort de son expertise, a bâti sa réputation sur la qualité de ses produits et sa compétitivité. Mais derrière cette réputation, se cachent des flux financiers illicites.
Le mécanisme des flux financiers illicites expliqué par les experts
Selon le rapport 2018 du groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique – groupe auquel appartient l’actuel ministre d’Etat béninois chargé du Plan et du développement, Abdoulaye Bio Tchané – les flux financiers illicites en provenance d’Afrique résultent parfois d’activités commerciales de sociétés qui se livrent à des pratiques abusives en matière de falsification des prix de transfert, des prix commerciaux, des factures correspondant à des services et des biens immatériels et la passation de contrats inégaux, tout cela à des fins de fraude fiscale, d’évasion fiscale agressive et d’exportation illégale de devises.
« La valeur des marchandises exportées est souvent sous-estimée et la valeur des marchandises importées est souvent surestimée, et des recettes sont ainsi transférées de façon illicite à l’étranger. La plupart des estimations des flux financiers illicites engendrés par le commerce portent sur ce mécanisme », précise le rapport qui indique que les flux financiers illicites en provenance d’Afrique passent nécessairement par les banques internationales. « Les banques internationales facilitent parfois l’acheminement de ces flux alors même qu’elles savent que les sommes sont d’origine suspecte. Même quand les banques ont une obligation de signaler les transactions suspectes, cette exigence est souvent passée sous silence dans certains pays », peut-on lire dans le rapport.
C’est totalement légal, mais incompréhensible… C’est même suspect…
Des documents que nous avons pu voir dans le cadre de notre enquête, la SOBEPEC impose à certains de ses fournisseurs (des traders basés en Egypte, en Italie, en Allemagne, en Belgique, en France, au Royaume Uni, en Espagne, etc.) une majoration entre 10 à 20 % (en fonction des produits) sur le coût des matières premières, notamment des produits chimiques, qu’elle importe. « C’est totalement légal, mais incompréhensible de préférer acheter plus cher ce qui vous est proposé à un prix moindre. C’est même suspect … » a répliqué le juriste d’affaire Nourou-Dine Saka Saley à notre question sur la légalité ou non de telle majoration. Pourquoi alors cette majoration sur les coûts d’achat de matière première ?
La recherche à la réponse à cette question nous a amené à découvrir que certains traders reversent, sous forme de commissions ou de remises commerciales, le montant correspondant à la marge de majoration sur le compte FR 763007 6023 7028 7495 0430019 de la banque Crédit du Nord Monaco (France) détenu par Jean-Luc Tchifteyan, Directeur général adjoint de la SOBEPEC, ou sur le compte MC 581149 8000 0162 6795 4000 185 créée au nom de la SOBEPEC à la banque BNP Paribas Monaco en France.
Pour le juriste Nourou-Dine Saka Saley, aucune réglementation ou norme n’interdit à une société régulièrement constituée d’ouvrir un compte bancaire dans la banque, dans le pays de son choix en plus du pays de son immatriculation. « Il faut donc que ce ne soit pas le premier ou l’exclusif compte bancaire. Les conditions (de la création du compte – ndlr) dépendront de la domiciliation visée. Et je puis dire que si la banque a accepté ouvrir le compte, c’est qu’à priori il n’y a en soi aucune fraude à ouvrir un compte bancaire pour une société en dehors du pays de son immatriculation légale, à condition que la consolidation comptable soit faite à chaque fin d’exercice », a-t-il précisé.
De la fraude fiscale ni acquiescée, ni réfutée…
Selon les documents que nous avons pu voir dans le cadre de notre enquête, plusieurs versements ont été effectués sur les comptes susmentionnés. En effet, en septembre 2008, un fournisseur a effectué le versement d’une commission de 6.942 dollars US (environ 3,9 millions de francs cfa), 20% de majoration du coût de ses produits, sur le compte détenu par Monsieur Jean-Luc Tchifteyan à la banque Crédit du Nord Monaco. En 2009, 401.106,55 euros (environ 263 millions de francs cfa) de remises commerciales, 10% de majoration sur la période d’avril 2008 à septembre 2009, ont été versé par un autre fournisseur sur le compte de la SOBEPEC à BNP Paribas Monaco. Pareil en janvier 2011, où 9.436,52 euros (environ 6 millions de francs cfa) de commission sur la période de janvier 2009 à décembre 2010 ont été versés par un autre fournisseur sur le même compte.
De l’avis du juriste d’affaire, les opérations telles que décrites ressemblent plus à un remboursement qu’une remise. « Il faut se poser la question du compte qui a servi de source de paiement (des factures des commandes – ndlr), et du pourquoi du versement sur un autre compte. Les achats constituent des charges qui sont déduites des produits pour dégager le bénéfice imposable, donc si les remboursements ou les remises ne sont pas reçus sur le même compte que celui qui a servi pour le paiement des fournisseurs, cela serait constitutif d’une organisation similaire à une fraude fiscale, si les remises et autres remboursements ne sont pas déclarés dans les livres comptables de l’entreprise », a expliqué Nourou-Dine Saka Saley.
Selon Jason Braganza, Directeur Exécutif adjoint de Tax Justice Network Africa, la facturation commerciale frauduleuse est une méthode pour déplacer l’argent, de façon illicite, à travers les frontières.« Elle implique la falsification délibérée de la valeur ou le volume d’une transaction commerciale internationale par au moins une partie à la transaction. Ceci est démontré par la deuxième transaction où les traders basés en Europe paient un « crédit », « commission » ou « rabais » sur le matériel. Cet argent est remboursé aux responsables des comptes basés à Monaco (France – ndlr) qui joue le paradis fiscal pour lequel toutes les sommes sont stockées avec des arrangements très secrets et confidentiels », a expliqué Jason Braganza.
Dans un courrier électronique en date du 27 septembre 2018, nous avons donné l’occasion à Monsieur Jean-Luc Tchiftéyan, à travers une série de questions, de réagir par rapport à nos découvertes. « Si nous ne recevons pas de réponse (…) nous prendrons ceci comme votre désir de ne pas répondre ni offrir des modifications à nos informations », avait-on indiqué dans notre mail. Mais par la voix de ses avocats conseils français du cabinet « VEIL JOURDE », Monsieur Jean-Luc Tchieftéyan a choisi ne fournir aucune réponse à nos questions. « Ce refus de réponse n’est en aucun cas un acquiescement ou une réfutation des éléments présentés dans votre mail du 27 septembre dernier. Il se réserve le droit d’exercer toute action nécessaire à la sauvegarde de ses droits en France ou au Bénin… », a fait savoir ses avocats conseils dans un courrier électronique le 15 octobre 2018.
Le 05 novembre 2018, un autre avocat conseil de Monsieur Jean Luc Tchifteyan basé à Cotonou, Maître Elvys Dide, nous adresse un courrier électronique. « En la qualité prise par vous pour contacter mon client par mail en date du 27 septembre 2017, vous ne seriez pas sans connaître les dispositions de la Loi n°2015-07 du 20 mars 2015 portant Code de l’information et de la communication en République du Bénin. (…) Au regard de ces dispositions et aux fins de mettre monsieur Jean Luc TCHIFTEYAN en mesure de pouvoir, le cas échéant, exercer sans exclusive toute la panoplie d’actions à lui ouvertes en cas de publication portant atteinte à ses droits et intérêts, je vous invite à nous confirmer votre qualité de journaliste au sens de la loi, faire connaître votre organe de presse, les références de l’autorisation de la HAAC en vertu de laquelle cet organe peut exercer au Bénin… » peut-on lire dans ce courrier aux allures d’une tentative d’intimidation, une pratique très répandue au Bénin.
La lutte contre les flux financiers illicites comme facteur de développement
Pour le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, les flux financiers illicites sont une source potentielle de mobilisation de ressources intérieures pour les pays africains qui, si ces capitaux étaient mobilisés, auraient des impacts positifs pour la réalisation de programmes de développement, en particulier dans le contexte des évolutions économiques mondiales qui signifient que la dépendance à l’égard de l’aide au développement n’est plus une option viable.
C’est pourquoi le rapport avance qu’une lutte contre les flux financiers illicites, pour réussir, devra dégager un effet positif pour la gouvernance en Afrique, et aboutira à des améliorations viables des activités économiques locales et un environnement favorable au développement du secteur privé. « Les gouvernements africains ont un intérêt politique à éliminer les flux financiers illicites qui ont des incidences sur le développement national et empiètent sur le rôle des structures étatiques », a indiqué le rapport.
Le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, a par ailleurs rappelé que les gouvernements africains se sont dotés d’organismes réglementaires et de services de police dont les attributions comprennent la prévention de ces flux. « Il y a ainsi la police, les services de renseignements financiers et les organismes de lutte contre la corruption. Les gouvernements disposent également des douanes et des services fiscaux, ainsi que d’autres administrations dont les finalités sont compromises ou menacées par les flux financiers illicites », a précisé le Groupe de haut niveau.