Lettre ouverte d’un journaliste africain en Suisse au président américain
Joe Biden, des Africains fuyant la guerre en Ukraine sont emprisonnés en Pologne. Ne les oubliez pas !
Monsieur le président,
À l’heure où vous prendrez connaissance de cette lettre, vos pieds auront certainement foulé le sol polonais.
La guerre en Ukraine vous a conduit à engager un marathon diplomatique cette semaine en Europe. Rien que dans la journée du 24 mars 2022, vous avez participé à trois sommets. Celui de l’Otan, du G7 et de l’Union européenne.
J’ai lu et relu plusieurs articles à l’issue de ces grands rendez-vous. Vous avez parlé de la guerre en elle-même, mais surtout de ses conséquences. Au-delà de l’aide militaire et humanitaire à apporter à l’Ukraine, vous vous êtes préoccupés de la question de l’énergie dont l’Europe est très dépendante vis-à-vis de la Russie. Vous avez également alerté le monde sur la menace d’une pénurie alimentaire.
Je suis resté sur ma soif. Car l’une des conséquences effroyables de cette guerre a malheureusement été passée sous silence. Les non-Européens, en particulier les Africains bloqués en Ukraine, sont exposés aux bombardements et nombre d’entre eux sont privés d’électricité et de nourriture. Ceux qui arrivent à fuir le conflit font l’objet de discrimination aux frontières et dans les pays où ils espèrent trouver refuge.
Au lieu de bénéficier d’un brin de solidarité que le monde témoigne en ces moments à l’égard des Ukrainiens, nombre d’Africains, pour la plupart étudiants, vivent une situation qui s’apparente à l’enfer sur terre.
Une enquête publiée le 23 mars, la veille des sommets, par le tabloïd «The Independent», en partenariat avec Lighthouse Reports et d’autres partenaires médiatiques comme «Mediapart» révèle quelques lignes glaçantes de cette tragédie.
Des étudiants y décrivent avec force détails comment ils ont été conduits manu-militari dans un centre de détention après avoir traversé la frontière polonaise. Le centre de Lesznowola, situé dans un village à 40 kilomètres de Varsovie, est nommément cité. Un étudiant parle d’un «camp fermé à l’intérieur d’une forêt». La Pologne compterait selon l‘enquête trois autres centres de ce genre dédiés à la détention des personnes non-Ukrainiennes fuyant la guerre.
Les étudiants rapportent aussi avoir peu de moyens de communication avec le monde extérieur. Les téléphones de plusieurs d’entre eux ont été confisqués. Ils affirment avoir été forcés à signer des documents rédigés dans une langue qu’ils ne comprennent pas. Un étudiant témoigne même avoir été présenté à un juge sans avoir pu bénéficier de traducteur en Pologne.
Monsieur le président,
vous avez déclaré à plusieurs reprises que les droits humains seront au centre de votre politique étrangère. Vous avez marqué, cette année, le retour des États-Unis au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies.
Le traitement réservé aux étudiants africains viole les droits humains et ne respecte pas la directive de l’Union européenne du 4 mars sur les personnes fuyant la guerre en Ukraine. L’article 2 de ce texte précise les personnes des pays tiers auxquelles s’applique la protection temporaire.
«Conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la décision du Conseil, la protection temporaire prévue par la directive 2001/55/CE ou la protection adéquate en vertu du droit national des États membres s’applique aux apatrides et aux ressortissants de pays tiers autres que l’Ukraine qui peuvent établir qu’ils étaient en séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022 sur la base d’un titre de séjour permanent en cours de validité délivré conformément au droit ukrainien et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays [d’origine] ou leur région d’origine [dans leur pays] dans des conditions sûres et durables.»
Au regard de cette disposition, il est évident que les étudiants africains fuyant la guerre n’ont pas leur place dans les prisons polonaises, ni dans celles d’aucun pays d’Europe. Les parents de ces jeunes se sont pour la plupart endettés pour les envoyer poursuivre leurs études en Ukraine. Aujourd’hui, la guerre brise leurs rêves. Quand on y ajoute le traumatisme engendré par les bombardements, on réalise que ces étudiants ont plutôt besoin que le monde leur témoigne d’un minimum d’humanité, tout comme il en est des Ukrainiens.
Monsieur le président,
je vous demande d’œuvrer à la libération de tous les non-Européens, en particulier les étudiants africains, fuyant le conflit et qui sont injustement emprisonnés en Pologne ou ailleurs en Europe. Demandez au président polonais Andrzej Duda de garantir leur intégrité et la protection due aux déplacés de guerre prévue par les Conventions de Genève.
Je ne saurais vous dire avec exactitude le nombre personnes dont je vous confie le sort. Les médias parlent de 16 000 étudiants africains fuyant cette guerre, mais vos services de renseignement en sauront mieux que moi.
Dans des conditions normales, je devrais adresser en premier cette requête à l’Union Africaine. Mais par souci d’efficacité et vu que vous parlerai à l’oreille du président polonais Andrzej Duda ce jour, j’ose voir en vous le salue qu’attendent ces jeunes africains.
Relever ce défi, vous démarquera des dirigeants européens qui par leur différence de traitement à l’égard des réfugiés de la guerre en Ukraine écrivent une page peu glorieuse de l’histoire avec le continent africain.
Un devoir de cohérence s’impose également. En sa qualité de président du Conseil de l’UE, le président français Emmanuel Macron a proposé ce 24 mars à Bruxelles une «initiative pour la sécurité alimentaire» impliquant l’Union africaine.
Tout discours tendant à se préoccuper de la faim en Afrique sonnerait mal aux yeux de millions d’Africains, si l’Europe ne parvient pas à offrir le minimum de protection à leurs filles et fils meurtris par la guerre sur son territoire. Et qu’en lieu et place, elle érige des barrières et des discriminations créant deux catégories de personnes affectées par une même guerre. Il serait aussi difficile d’expliquer aux Africains que l’intervention au Mali vise à protéger les Africains du terrorisme si l’Europe rate l’occasion de les protéger sur son sol.
Monsieur le président,
Avant de quitter la Pologne, il serait fort utile de délivrer un message à l’endroit des Africains fuyant la guerre en Ukraine détenus et victimes de discrimination en Europe. Ou du moins, que ces prochains jours témoignent de votre engagement dans cette cause, qui paraît difficile mais pas impossible pour un défenseur des droits humains.
Les millions d’Africains et de citoyens du monde épris de justice vous regardent. Avec l’espoir que vous relèverez hautement ce défi. Le compteur tourne. Votre réponse ou votre silence seront visibles sur le terrain.
Merci, Monsieur le président, de m’avoir lu.
Sion, Suisse, le 25 mars 2022
Etonam Ahianyo, Journaliste, Africain, coordinateur de l’initiative SaveAfricans-Ukraine et défenseur des droits humains comme vous.
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